Face aux effets des mutations actuelles du travail, une médiation singulière prend au sérieux la dimension de sujet des personnes accompagnées, fait place à leur singularité et soutient leur inventivité face aux difficultés qu’elles rencontrent. Comment cela opère-t-il ? Que se passe-t-il au juste en médiation singulière ?
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« Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre. » (1)
Cette phrase du philosophe Jean-François Lyotard a le mérite de serrer au plus près le point d’enfermement auquel conduit l’accélération généralisée des processus qui a profondément transformé les activités de travail depuis une trentaine d’années.
Car l’accélération sans limite met dans une impossibilité de penser.
De ce phénomène d’accélération, un autre philosophe, Harmut Rosa, écrit : « Jamais auparavant les moyens permettant de gagner du temps n’avaient atteint pareil niveau de développement […] ; pourtant, jamais l’impression de manquer de temps n’a été si répandue. » (2)
Ainsi, l’accélération plonge de facto dans un non-sens : un gain s’y transforme en manque.
C’est comme dans une partie de bonneteau ou dans un tour de passe-passe : cela produit un effet de sidération.
Car tout se joue désormais sur un même type de medium omniprésent, à la fois écran et miroir déformant, qui dérègle les notions d’espace et de temps, en juxtaposant des espaces éloignés, en étendant l’accessibilité, en réduisant les délais, en modifiant le rapport entre temps de travail et temps de vie.
L’accélération génère ainsi une adhésion massive, passive, mimétique, par agrégation, une adhésion au mirage de l’immédiat.
Accroître sa productivité, être plus réactif, adopter une organisation plus efficace de son temps : voilà autant d’énoncés qui apparaissent dans des demandes d’accompagnement, et témoignent de la puissance de l’adhésion que génère l’accélération à l’endroit de l’individu.
En ligne de mire, l’immédiat étend à l’infini l’espace et le temps, un immédiat saturé d’imaginaire.
Dans l’immédiat, chaque personne se trouve à disposition de toute autre, sans distance ni délai.
La parole, qui a besoin de temps pour se dérouler, pour se déployer, pour suivre son cours, est alors disqualifiée pour sa lenteur, pour sa lourdeur, pour le temps qu’elle nécessite : pour sa médiateté.
En effet, la parole n’est jamais immédiate, ne serait-ce qu’en raison de ce que la phrase s’y déroule dans le temps qu’elle occupe, et qu’elle produit elle-même un différé par son déroulé.
La parole réintroduit le temps, le délai, l’attente, elle extirpe de l’injonction à l’immédiat et à ses miroitements sidérants.
Et lorsqu’elle se risque hors du bavardage et des discours courants, la parole se fait alors pensante, car le délai qu’elle impose autorise l’errance et le tâtonnement nécessaires à l’élaboration d’une pensée.
Lyotard, à nouveau : « Nous ne pensons pas encore si nous ne pouvons pas nommer ce que nous pensons. Et nous ne pensons toujours pas si nous ne pouvons pas articuler ensemble ce que nous avons nommé. » (3)
La parole permet de donner corps à une pensée, elle est la forme incarnée du langage, une forme adressée à l’autre, toujours singulière, et qui toujours, directement ou indirectement, concerne le monde, le monde tel qu’il va ou ne va pas.
Lorsque sont réunies les conditions nécessaires à une parole qui ne soit pas du discours, à une parole dans laquelle s’engage en son nom la personne qui parle, la parole pensante s’avère agissante.
C’est précisément à créer les conditions d’une telle parole pensante et agissante que travaille la médiation singulière, en assumant l’écart nécessaire avec toute injonction à l’immédiat.
En cela, elle œuvre aux conditions de possibilité d’un temps pour penser.
Elle permet à un mouvement de s’opérer là où il était empêché, car elle permet à la personne, en reprenant pied dans sa propre parole, de s’extraire de l’imaginaire qui l’entravait et de se réinscrire dans une relation à soi, à l’autre, et au monde.
Daniel Migairou, janvier 2025
1 Lyotard, J.-F. (1988). Le postmoderne expliqué en enfants. Paris : Galilée.
2 Rosa, H. (2014/2010). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Traduit de l’anglais par Thomas Chaumont. Paris : La Découverte.
3 Lyotard, J.-F. (2012). Pourquoi philosopher ?. Paris : PUF.
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