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En médiation singulière #3 : Un tiers inhabituel

  • Claire Godin
  • 7 mai
  • 4 min de lecture

Face aux effets des mutations actuelles du travail, une médiation singulière prend au sérieux la dimension de sujet des personnes accompagnées, fait place à leur singularité et soutient leur inventivité face aux difficultés qu’elles rencontrent. Comment cela opère-t-il ? Que se passe-t-il au juste en médiation singulière ?

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Un tiers inhabituel

 

Et si tout l’intérêt d’un accompagnement professionnel en face à face tenait à ceci : qu’il y ait du tiers là où seuls deux sont présents ?

 

Dans ce que l’on appelle habituellement une conversation, une partie de l’activité consiste à essayer de trouver du commun.

 

Et s’il n’y a pas un minimum de commun, la conversation tourne court.

 

En médiation singulière, il s’agira de parler mais certainement pas de converser.

 

Il y a du tiers quand la parole s’écarte des lieux communs.

 

Il est alors possible de commencer à penser dans l’étrangèreté (1) qui se dégage d’un lieu de parole hors du commun.

 

Le commun, c’est avant tout l’affaire du discours.

 

Par discours, je désigne cette forme du langage dans laquelle le locuteur se présente comme représentant d’une forme d’ordre langagier dans laquelle non seulement il s’inscrit mais dans laquelle il inscrit de facto la personne à laquelle il s’adresse.

 

Ce faisant, le locuteur se montre agi par cet ordre langagier qu’il reprend en deuxième main, s’appuyant sur l’antécédence qui le caractérise, profitant de l’ascendance qu’il lui présuppose et, du même coup, s’évanouissant de sa propre parole.

 

Car là où une parole propre porte et adresse un dire, le discours escamote l’être parlant du locuteur qui certes « locute » mais ne dit rien en son nom.

 

Pour autant, le locuteur du discours pourra soutenir de bonne foi qu’il pense ce qu’il dit, voire qu’il est à l’origine de ce qu’il présente comme une affirmation personnelle.

 

Le discours cherche à obtenir du commun par compréhension, par considération ou simplement par consentement.

De façon très ordinaire, le monde du travail est saturé de discours.

 

La fiche de poste, la feuille de route, l’ordre de mission visent à produire par simple maniement du langage un effet direct sur l’action de la personne au travail.

 

La main est mise sur l’autre par l’usage d’un discours qui lui assigne des tâches, des cadences, des objectifs, voire un comportement.

 

Le mot management n’a-t-il pas pour étymologie manus agere, conduire à la main (le cheval, dans le manège) ?

 

Si l’emprise du discours est la norme au travail, ce discours ne laisse par principe qu’une place restreinte à un usage singulier de la parole.

 

Cela se manifeste par la prolifération des jargons professionnels et de façon récente par la prédominance d’une novlangue managériale (2) qui gagne toutes les sphères de la vie.

 

Si un accompagnement professionnel est censé se placer en continuité du monde du travail, ne serait-il pas normal que là aussi règne un certain discours ?

 

La médiation singulière se pense en contiguïté-discontinuité (3) du monde du travail, dans un léger écart, dans une proximité donc mais marquée d’une forme d’altérité.

 

La personne y est accueillie par le praticien en tant que sujet, c’est-à-dire dans cette dimension d’être parlant dont la parole diffère possiblement de tout discours.

 

Le praticien ici n’est pas en place de tiers au sens habituel que l’on utilise à propos d’un intervenant, d’un conseiller, d’un expert, d’un prestataire.

 

Il est un tiers inhabituel, qui se fait le garant dans le dispositif d’accompagnement de la dimension tierce d’une parole qui diffère de la conversation et du discours.

 

En cela, il se fait garant des conditions d’un processus de pensée.

 

En effet, comment penser en limitant son propos au prêt-à-parler du discours courant ?

 

L’être humain est sans cesse en balance entre une parole discourante – se vêtant des discours disponibles – qui lui fait faire l’économie de s’exposer dans un dire, et une parole singulière dans laquelle s’engage, malgré lui parfois, d’une façon ou d’une autre, un dire dit en première personne.

 

Or il n’y a de pensée possible sur ce que l’on vit qu’en s’autorisant de ce balancement et en engageant son chemin de parole sur des voies pas encore tracées ni connues et qui néanmoins ne s’ouvrent qu’à ce sujet-là, à ce moment-là, s’adressant à tel autre.

 

À condition pour cela que l’accompagnant ne se satisfasse pas d’être un tiers ordinaire ordonné par le discours.

 

En médiation singulière, le praticien œuvre, dans un écart possible avec l’ordre du discours du travail, à soutenir la personne accompagnée dans une parole en son nom l’engageant dans un mouvement de penser.

 

Daniel Migairou, mai 2025



1) L’étrangèreté est le titre que le poète Michaël Edwards (2010) a donné à une œuvre orale dans laquelle il invite à la recherche de l’étranger en l’autre et en soi-même.

 

(2) Voir les travaux d’Agnès Vandevelde-Rougale, sociologue et anthropologue, notamment La novlangue managériale. Emprise et résistance (2017, Éditions Érès).

 

(3) Le rapprochement de ces deux termes, contigüité et discontinuité, opéré par Félix Guattari dans son texte Microphysique des pouvoirs et micropolitique des désirs (2004/1985, Revue Chimères) permet d’indiquer tout à la fois l’accessibilité par l’extrême proximité et l’écart introduit par non-continuité, qui appelle un passage d’un lieu à un autre.

 



 
 
 

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